SNB-Koalition 12. juin 2022

La stratégie de placement dela BNS n’est pas à la hauteur des défis du 21e siècle

Résumé : La Banque nationale suisse (BNS) a annoncé début mars qu’elle vendrait des actions liées à la Russie. En raison de son action passive en matière d’investissement, qui n’exclue pas par exemple le fracking, la BNS achète depuis lors, en remplacement, des actions de sociétés pétrolières et gazières, et en particulier de sociétés américaines de fracking, à grande échelle. La raison : ces entreprises ont souvent gagné 100% ou plus au cours des six derniers mois dans les indices du marché mondial que la BNS suit en grande partie (investissement passif). Ce faisant, la BNS ne fait pas qu’alimenter la crise climatique, elle soutient aussi, notamment aux Etats-Unis, une industrie qui participe de manière déterminante à la montée du mouvement d’ultra-droite au sein du parti républicain. Personne ne sait jusqu’à quel point les structures démocratiques des Etats-Unis auraient changé si Trump était resté au pouvoir jusqu’à aujourd’hui. Personne ne sait comment les Etats-Unis auraient réagi à l’invasion russe de l’Ukraine sous sa présidence. La situation actuelle montre que la stratégie d’investissement de la BNS, l’un des plus grands investisseurs institutionnels au monde, n’est pas à la hauteur des défis majeurs du 21e siècle. D’autant plus que la BNS n’exerce guère ses droits de codécision en tant que grand actionnaire. Par conséquent, elle n’exerce aucune pression sur les entreprises investies et ne vote pas sur les points essentiels lors des assemblées générales correspondantes.

Le marché global du pétrole et gaz : La guerre de Poutine en Ukraine a un impact global sur le marché global du pétrole et du gaz. La Russie est le deuxième et troisième plus important producteur de gaz et de pétrole au monde.1 La volonté de nombreux pays occidentaux de réduire leur dépendance au pétrole et gaz russes déclenche une augmentation des volumes extraits par cette industrie dans d’autres parties du monde. C’est particulièrement vrai pour le plus grand producteur de pétrole et de gaz de la planète et sa principale technique d’extraction : le fracking aux Etats-Unis.

Stratégie d’investissement de la Banque nationalesuisse (BNS) : Dû à son approche d’investissement passive, la BNS suit dans une large mesure l’économie mondiale. Pour ce faire, elle reproduit des indices du marché mondial comme le MSCI World, les complète par des positions de moindre ampleur dans les pays émergents et corrige légèrement les cours avec des contrats à terme sur ces mêmes pays. Jusqu’à récemment, la BNS ne connaissait que trois exclusions : Les banques, les entreprises suisses et les armes proscrites. Après une forte pression publique, elle a ajouté en décembre 2020 les entreprises « qui se concentrent sur l’extraction de charbon pour la production d’énergie ». Depuis début mars de cette année, elle examine la vente de titres liés à la Russie. Selon ses propres dires, il s’agit pour ces dernières de sommes se chiffrant en centaines de millions.

Les limites de la neutralité : Avecun volume de placement de plus de mille milliards de francs, la BNS fait partie des plus grands investisseurs institutionnels du monde. Elle en investit plus de 200 milliards de francs dans des actions. Cela lui permettrait d’exercer une influence sur le marché; comme le fait par exemple le fonds souverain norvégien. La BNS y renonce toutefois en grande partie,arguant qu’elle ne veut pas mener de politique structurelle. Elle déclare : « La Banque nationale ne mène […] pas de politique structurelle visant à opérer une sélection positive ou négative de certains secteurs économiques dans le but de leur conférer un avantage ou un désavantage ou de freiner ou de favoriser des changements économiques, politiques ou sociaux ».

Elle se réfère pour cela à la base constitutionnelle et légale. Pourtant, lorsque la loi sur la Banque nationale (LBN) et l’ordonnance sur la Banque nationale (OBN) actuellement en vigueur, qui mettent en œuvre la base constitutionnelle correspondante, sont entrées en vigueur en 2004, la BNS ne possédait pas encore la moindre action. Aujourd’hui, en revanche, elle est l’un des plus grands investisseurs institutionnels au monde et, pour cette raison, elle mène automatiquement une politique structurelle. Si elle n’exclut pas catégoriquement des secteurs et ne fait pas non plus usage de ses possibilités de codécision (voir ci-dessous), elle bétonne le statu quo en raison de son énorme pouvoir de marché et de sa position de leader sur le marché financier suisse et fait activement obstacle à un tournant énergétique. Elle fait donc exactement ce qu’elle tente d’empêcher par la loi.

Pétrole et gaz américains : Les deux tiers de la production américaine de pétrole et de gaz proviennent de la fracturation hydraulique (fracking) et la quasi-totalité de la croissance de ces dernières années est due à cette technologie. C’est elle qui a permis aux États-Unis de devenir le plus grandproducteur de pétrole et de gaz de la planète. Contrairement aux techniques d’extraction conventionnelles, la fracturation peut être rapidement augmentée et diminuée. Mais elle est coûteuse et n’est rentable qu’à partir de 50-60 $ le baril. Le prix se situait dans cette fourchette en 2020, lorsque de nombreuses entreprises ont cessé leurs activités. Depuis des mois, le prix est toutefois reparti à la hausse et l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, ou les sanctions qui y sont liées l’ont fait atteindre un niveau record. Le prix du baril dépasse aujourd’hui les 100 dollars et les contrats à terme pour l’été se négocient à des prix similaires. L’industrie de la fracturation hydraulique connaît donc actuellement un énorme essor, après avoir été mise sous pression par le COVID19 et la réintégration des Etats-Unis dans l’accord de Paris sur le climat.

Évolution du prix du pétrole par baril du 8.7.2019 au 6.6.2022 (source : finanzen.ch)

Des millions de la BNS dans le fracking : Actuellement, la BNS détient desparticipations dans 9 des 10 plus grandes entreprises de fracturation du monde, pour des montants allant de millions à des milliards. Les neuf entreprises sont américaines. Si elle ne participe pas à la dixième, c’est uniquement parce qu’il s’agit d’une entreprise d’État chinoise qui n’autorise aucune participation de la BNS. Au total, la BNS a investi fin mars quelque 3,5 milliards de francs dans ces 9 entreprises. Les deux leaders du secteur, ExxonMobil et Chevron, qui sont respectivement les 1ère et 3ème entreprises de fracturation au monde en termes de réserves, détiennent plus de 80% des parts de ces 9 entreprises.

Fracturation et démocratie : La fracturation ne fait pas seulement avancer de manière décisive la crise climatique, elle menace également les systèmes démocratiques. Pour empêcher la transition énergétique, l’industrie pétrolière et gazière américaine a activement encouragé ces dernières années l’émergence d’un mouvement d’ultra-droite au sein du parti républicain, contribuant ainsi de manière décisive à l’élection de Donald Trump. Les chiffres d’OpenSecrets montrent que depuis 2016, les dons de plusieurs millions de dollars de l’industrie pétrolière et gazière américaine ont été constamment et presque exclusivement versés au parti républicain, désormais dominé par l’aile droite. Et ce, même après la prise du Capitole. Parmi les principaux donateurs, on trouve Koch Industries, Chevron ou ExxonMobil. Cette dernière est l’entreprise qui, dès 1977, était au courant des conséquences du réchauffement climatique et qui, en se basant sur les stratégies de l’industrie du tabac, a lancé une campagne de désinformation d’une ampleur historique, qui marque encore aujourd’hui les discours de la droite américaine. L’accusation de fraude électorale approuvée par une grande partie du parti républicain, la prise d’assaut du Capitole et la tentative de modifier la loi électorale américaine de manière à rendre l’accès plus difficile aux groupes marginalisés montrent que les structures démocratiques aux États-Unis sont loin d’être assurées. La montée en puissance de l’ultra-droite américaine est en interaction directe avec la montée en puissance des forces correspondantes en Europe, y compris en Suisse, et ces réseaux transatlantiques entretiennent souvent des contacts étroits avec Moscou.

Perspectives du portefeuilled’actions de la BNS : Les cours d’ExxonMobil, de Chevron et d’autresgéants de la fracturation hydraulique montent actuellement en flèche et gagnent ainsi en poids dans les grands indices boursiers. Ainsi, entre décembre 2021 et mars 2022, ExxonMobil a gagné près de 50% dans l’indice mondial MSCI World. Occidental Petroleum (+48%) et Chevron (+33%), les entreprises de fracking n°2 et n°3 au monde en termes de réserves, enregistrent également une croissance énorme dans le MSCI World. L’augmentation du poids des entreprises pétrolières et gazières européennes comme BP (+15%) ou TotalEnergies (+6%), qui sont en même temps moins impliquées dans la fracturation,s’avère beaucoup plus faible.

Abb. 2: Entwicklung der grössten Fracking Unternehmen der Welt (gemessen an den Reserven) im Weltmarktindex MSCI World, Dez. 21 - März 22. (Quelle: Refinitiv)

La BNS a certaines sommes à gérer et augmente en outre constamment son portefeuille afin d’endiguer lapression à la hausse sur le franc suisse. Par exemple, les sommes que la BNS a, depuis mars, retiré (ou prévoit encore de retirer) des titres russes doivent être investies dans d’autres secteurs. En raison de son approche d’investissement passive sans exclusion pour le pétrole et le gaz en général ou la fracturation en particulier, elle a donc investi massivement dans des entreprises de fracturation entre décembre et mars. Elle a par exemple acheté plus de deux millions d’actions d’ExxonMobil durant cette période. Combinée à l’augmentation du cours de la montagne d’actions Exxon existante, la valeur totale des actions Exxon dans le portefeuille de la BNS a augmenté de plus de 50% pour atteindre 1,5 milliard de francs en seulement 3 mois. Il en va de même pour les autres géants de la fracturation cités plus haut.

Abb. 3: Wertentwicklung SNB-Investitionen in grösste Fracking-Unternehmen (31.12.21-31.3.22) (Quelle: Refinitiv)

Conclusion : ExxonMobil, Chevron ou Occidental Petroleum profitent de la guerre enUkraine pour étendre leurs activités nuisibles au climat et à l’environnement, repoussent toujours plus loin la crise climatique au-delà des points de basculement mondiaux et financent en même temps des politiciens d’extrême droite qui citent Poutine en exemple depuis des années. Ces entreprises causent de graves dommages environnementaux dans plusieurs régions du monde et violent les droits fondamentaux. Bienque la BNS dispose de directives de placement qui excluent l’acquisition d’actions ou d’obligations d’entreprises qui violent massivement les droits humains fondamentaux et causent systématiquement de graves dommages à l’environnement, elle possède et achète en masse des actions de ces entreprises. En n’excluant pas catégoriquement des secteurs comme le fracking et en ne faisant pas non plus usage de ses possibilités de codécision, elle conforte le statu quo en raison de son énorme pouvoir de marché et de sa position de leader sur le marché financier suisse, fait activement obstacle à un tournant énergétique et soutient, en particulier aux Etats-Unis, une industrie qui participe de manière déterminante à la montée du mouvement d’ultra-droite au sein du parti républicain et qui fait du lobbying avec des mensonges climatiques. L’argument de la couverture totale du marché est insignifiant face à ces attaques contre la démocratie et les bases de la vie. La BNS doit élaborer une politique d’investissementqui corresponde à la fois aux défis actuels et à la taille de son portefeuille d’actions. Elle doit mettre son portefeuille d’investissement en conformité avec l’objectif climatique de 1,5 degré et les objectifs de biodiversité, et exercer ses droits de codécision en tant que grand actionnaire de manière transparente, avec des exigences assorties de délais pour atteindre ces objectifs. Autres exigences à l’égard de la BNS et explications à ce sujet.

Sources et références :